Peine Perdue

Jean Eustache

“Peine Perdue – Fragments d’un scénario abandonné”


Fragment 1

La ville n’avait peut-être pas changé, mais tout était différent. Pourtant cela ne se voyait pas de l’aéroport. Ni d’en haut, quelques instants avant. Pendant 5 années, dans ma chambre à Paris, j’avais tout gardé intact dans ma mémoire. Il me suffisait de fermer les yeux pour revoir ce que je voulais revoir. J’avais composé des numéros de téléphone de plusieurs quartiers, North Hollywood, Westwood, Bel-Air, quelques autres, je connaissais les maisons, les endroits où était posé le téléphone, j’entendais la sonnerie et sans avoir à toujours fermer les yeux, je voyais les collines d’Hollywood, Wilshire Bld, Cuesta-Way, la maison rose. Quand la personne que j’appelais décrochait le téléphone, je pouvais à peu des choses près savoir où elle était assise, ce qu’elle avait devant les yeux. Dire que cela me faisait rêver de ma chambre, au cinquième étage d’un vieil immeuble sur cour à Paris serait exagéré. Cela ne me faisait pas rêver. Mais je savais que cela existait, qu’il y faisait soleil quand je ne pouvais pas dormir la nuit, et les paroles que j’entendais me faisaient penser que je serais toujours le bienvenu si je retournais là-bas. Mais les années avaient passé et je n’avais pas entretenu d’amitiés par correspondance, je n’écris pas beaucoup, je téléphone plutôt mais c’est cher. On se décourage. Puis j’avais perdu mon carnet d’adresses et de téléphones de L.A. et de tous les U.S.A. Je ne me souvenais que des numéros que je connaissais par coeur. Ce n’était pas beaucoup. A l’aéroport personne ne m’attendait, je n’avais pas réussi à joindre Laurie avant de quitter Paris. J’essayais à nouveau de l’appeler mais sans plus de succès. Le tour a été vite fait, je me souvenais de certains noms, de certaines adresses mais je pensais que cinq années s’étaient déroulées, elles n’avaient pas agi sur moi mais n’avaient-elles pas transformé les autres.
Qui appeler? Prendre um taxi? Pour où? Je pensais me faire déposer dans un motel modeste. Jusqu’à demain. Je verrais bien. Voir quoi? Avant de s’endormir, lire. Pourquoi ici alors que je ne le fais pas à Paris. Sortir. Aller prendre un verre chez Joe Allen. J’y ai de bons souvenirs. C’est idiot. Au bar il y a trop de monde. Je peux me faire servir un verre et le régler mais je ne comprends toujours pas un mot d’anglais. N’importe qui peut me dire n’import quoi, je prends mon air le plus bête pour bafouiller que je ne comprends rien. Il va falloir rentrer au motel. Et demain? Louer une voiture, y mettre ma valise, et après. Je ne suis pas venu ici pour refaire ma vie, il y a longtemps que je n’espère plus rien (rien de mieux) d’ailleurs. Je suis venu à cause du souvenir, traîner, aller chez Dan Tanas, au café << Le Figaro >>, peu de chances d’y rencontrer des gens qui y sont venus avec moi. Ils y venaient sans doute pour me faire voir (me faire voir l’endroit). Chercher dans ma mémoire quelq’un à qui je n’aurais pas pensé. Je n’y arrive pas. Je suis abandonné dans l’endroit (le seul endroit) où je voulais venir, en vacances si l’on peut dire, quoique je pense que ce n’est pas ça, malgré la saison qui pourrait le laisser croire. Je n’ai pas à m’en faire (trop). J’arriverai bien à joindre Laurie, je crois qu’elle vit avec un type et son appartement sera trop petit pour me recevoir. Mais sans doute, peut-être, connaît-elle des gens, des amis qui pourront me loger. Cela n’est doit pas être impossible. Et après. Après que je me sois demandé ce que je fous ici alors que je suis tranquille à Parir à rien foutre. Après tout cela, el en attendant la date du retour dans ce Paris justement qui me reprendra dans sa névrose pour longtemps encore et peut-être cette fois pour toujours. Combien de temps faudra-t-il et comment se passera le fait que cette ville m’accepte, moi qui vient y demander quelque chose que je ne connais pas, et qui n’y vient pas y donner quelque chose en échange. Je me souviens de situations semblable, j’avais 20 ans, 23 ans, 30, je jouais, j’avais toute la vie devant moi. Je crois que ce n’est plus le cas aujourd’hui, en tout cas je ne le ressens pas pareil. Ai-je quelque chose devant moi, si oui, cela ne m’intéresse pas tellement. Je ne regarderai rien avec attention et rien ne restera dans mon esprit, ni comme mémoire, ni comme souvenir. J’ai souvent souhaité un nouveau réveil, pour renaître, tout ressentir à nouveau, les joies, les peines et tout et tout. Je crois aujourd’hui ce réveil trop grand ou trop dangereux pour l’homme que je suis. Cette port vers la félicité qui me visite dans mes rêves peut je crois n’être que celle de la mort.

Fragment 2.

Quoiqu’elle en dise (ou qu’elle en disait) je n’ai jamais vécu avec Sylvie. Nous n’avons jamis vécu ensemble. Pourtant depuis longtemps, plusieurs années peut-être, elle dit souvent, ou disait, depuis que je vis avec toi, car j’appelle cela vivre, ou, depuis que nous vivons ensemble, car j’appelle cela vivre. Vivre, moi, je ne savais pas que c ‘était cela, je pensais que c’était autre chose, autre chose, quelque chose, que j’avais connu dans le temps, dans le passé, mais à y réfléchir, ou à y penser, est-ce bien la même chose, je ne sais plus très bien si j’ai su ce qu’était vivre avec quelqu’un. Et sans me pousser beaucoup, je pourrai dire que je ne sais peut-être pas non plus ce que c’est de vivre. Vivre tout cout. Est-ce la même chose que vivre seul? Vivre seul, cela je crois que je sais ce que c’est et c’est pourquoi je ne l’ai jamais supporté. Sauf avant. Mais avant je ne me posais pas la question. Et je ne vivais pas seul, mais ça je de le savais pas. Je ne l’ai su que plus tard. Mais il était trop tard, et on ne m’avait pas mis en garde.

Fragment 3.

Depuis un certain jour, mais je ne me souviens pas lequel, je ne suis pas sorti. Je ne suis pas sorti de mon lit, sauf pour aller pisser. Cela m’oblige à me lever 50 à 100 fois par jour. Sans cela je ne me lèverai que 3 ou 4 fois pour aller chercher des glaçons dans le réfrigérateur pour mon whisky. Le matin je me réveille, comme tout le monde, mais ça je n’en suis pas sûr (que tour le monde se réveille). Je me lève et vais me faire un café au lait. Parfois je fais simplement réchauffer le café qui reste de la veille, ou de l’avant-veille. De temps en temps ce n’est pas moi qui fait ou fait chauffer le café au lait. C’est quelqu’un qui est lá, quelqu’un que est venu me voir. Cela arrive encore. Avec le café au lait je prends les médicamens du matin. Il faudrait que je les prenne aussi à midi et le soir. Mais cela arrive rarement. Le midi et le soir sont difficiles à distinguer, car quand j’ai dit que je me réveillais le matin c’était une façon de parler. Parfois il est midi, et même midi passé. Après le café au lait je bois un whisky que je me sers ou me fais servir quand il y a quelqu’un. Parfois j’en bois deux, c’est-à-dire que je remplis mon verre à nouveau. Je ne laisse à personne le soin de faire cela. Et bientôt, toujours depuis ce certain jour dont je ne me souviens pas, je me rendors. Je dors une partie de l’après-midi. Bien souvent c’est la sonnerie du téléphone qui me réveille. Cela m’ennuie toujours, quelle que soit la personne qui appelle. Après, je me rendors, ou pas. Cela dèpend. Il n’y a pas de règle. Alors cela recommence comme le matin, café au lait, médicamens, whisky, glaçons. Pendants ce temps j’en profite pour aller pisse deux ou trois fois, ou trois ou quatre fois. Toujours quelques gouttes, raremet plus.



Cahiers du Cinema, Décembre 1981, nº330

.pdf:
http://www.4shared.com/document/h2lYU7cU/La_Peine_Perdue_-_Jean_Estache.htm

revista digitalizada:
http://www.4shared.com/document/TwBijZ2J/Eustache.html?

5 comentários:

Anônimo disse...

neste link: http://shangrilaedicionesblog.blogspot.com/2011/01/jean-eustache-el-cine-imposible.html
estudos sobre jean eustache e outros artistas.

Méntimus disse...

Anônim@,
agradeço com imenso sorriso o link.
um abraço,
Méntimus.

Anônimo disse...

obrigada a você pelo post
(só tô apanhando do francês).
abraço

Méntimus disse...

Em breve este texto estará traduzido para o português!
Conhece este filme?

La peine perdue de Jean Eustache - Ángel Díez

http://thepiratebay.org/torrent/6561865
http://www.opensubtitles.org/pb/subtitles/4226549/la-peine-perdue-de-jean-eustache-pb

Lippe disse...

Olá, existe tradução pra esse texto?